19 Août 2024

Quand une thèse raconte la « naissance d’un musée-sacristie »

de EMILIE REY

En mai dernier, Marie Vergnes a brillamment soutenu, à l’École Pratique des Hautes Études, une thèse en histoire de l’art intitulée : Le Saint-Sépulcre, « pivot et cœur des mondes » : usages, exposition et conservation des objets catholiques dans la basilique depuis 1847. Rencontre.

D’un stage au Terra Sancta Museum à une thèse en histoire de l’art : le riche parcours de Marie Vergnes aux côtés des franciscains de Terre Sainte.

Marie, comment t’es-tu retrouvée à travailler sur les collections du Terra Sancta Museum ?

Au cours de mes études d’Histoire de l’art, une collaboration existait entre les élèves de l’École du Louvre et le Terra Sancta Museum. J’ai sauté sur l’occasion ! En échangeant avec Fr. Stéphane et Marie des Neiges, alors volontaire sur place, plusieurs sujets potentiels de recherche ont émergé. Je voulais travailler sur le patrimoine matériel et le religieux m’intéressait beaucoup. Il y avait eu des inventaires d’objets effectués un peu partout dans la Custodie au cours des deux derniers siècles, et j’ai commencé à les étudier. L’idée était de dresser un tableau général des biens des Franciscains, mais cela demeurait un sujet très archivistique. En circulant dans les églises de Terre Sainte, j’ai perçu tout l’intérêt du terrain et je me suis donc orientée vers une étude de cas. J’ai réduit mon sujet aux objets présents dans la Basilique du Saint-Sépulcre en privilégiant le point de vue français, notamment pour des raisons de compréhension linguistique des sources.

Justement, quelles ont été tes sources ?

Principalement des récits de voyageurs et de pèlerins, des articles de presse, des fonds photographiques, des documents d’archives et des inventaires. Ce sont les Archives de la Custodie de Terre Sainte que j’ai le plus consultées. Il y a eu aussi celles du Statu Quo, celles du Patriarcat latin de Jérusalem, et puis à la marge d’autres congrégations comme les Assomptionnistes et les Pères Blancs. Ensuite, à Rome, j’ai beaucoup consulté les Archives des Églises orientales et celles de la Propagation de la foi. J’ai aussi étudié les archives diplomatiques du Consulat Général de France à Jérusalem.

Parmi les objets étudiés par Marie Vergnes : ceux qui “vont et viennent” notamment ceux utilisés lors des liturgies mais conservés ailleurs dans les réserves ou les sacristies. Ici, frère Rodrigo, cérémoniaire de la Custodie, attend de pouvoir rentrer dans le Saint-Sépulcre une mallette en main.

Ton travail couvre la période de 1847 à nos jours, pourquoi ces dates ?

1847 est la date du rétablissement du Patriarcat latin de Jérusalem qui vient bousculer les prérogatives franciscaines. Quelques années après, le Statut Quo est fixé (en 1852-53). C’est aussi au milieu du XIXe que la porte du Saint-Sépulcre demeure ouverte quotidiennement. Au début, je pensais m’arrêter au concile Vatican II et à ses conséquences sur la liturgie romaine, mais je perdais toute la partie sur la naissance du Terra Sancta Museum qui est l’aboutissement d’une prise de conscience progressive par les Frères de leur patrimoine.

Comment as-tu sélectionné les objets que tu as étudiés ? Et de combien d’objets parlons-nous ?

J’ai fait une trentaine d’études de cas. Trois catégories se détachent qui constituent le plan de ma thèse : celle des objets qui restent en permanence dans la basilique (comme les ornements de la façade de l’Édicule de la Résurrection) celle des objets qui vont et viennent en étant utilisés ou exposés dans la basilique mais conservés dans les réserves et les sacristies (comme les vêtements liturgiques des Funérailles du Christ), et celle des objets qui ne font qu’un passage entre ses murs, essentiellement des objets de dévotion privée, chapelets et reliques en tout genre, qui suivent les parcours des visiteurs et des pèlerins. Cette dernière catégorie est la plus difficile à historiciser, car il est difficile de retracer la fabrication et le parcours de ces pièces. J’ai écumé les collections privées d’objets de dévotion en France, comme celle de l’association Trésors de Ferveur à Chalon-sur-Saône ou celle du musée de la Visitation à Moulins.

L’un des objets étudiés par Marie : la lampe offerte par le comte de Chambord en 1863.

Pourquoi t’être arrêtée sur ces « petits » objets de piété ?

Ces objets étaient destinés à nourrir la dévotion des fidèles, à rapprocher, à reproduire Jérusalem ailleurs en quelque sorte. En France, ils sont tombés dans l’oubli, ou presque. Je pense à un cadre-reliquaire fabriqué par des Visitandines, sur lequel ont été assemblés différents fragments et reliques de Terre Sainte de manière à composer un résumé visuel d’un pèlerinage aux Lieux saints. Étudier ces objets, c’est comme faire la photographie à un “instant T” d’une dévotion populaire qui n’existe plus sous cette forme. C’est un travail plus anthropologique qu’artistique mais c’est passionnant. Par exemple, j’ai l’impression que dans le souk de Jérusalem on est aujourd’hui inondé de bois d’olivier alors, qu’à l’époque, on utilisait seulement les noyaux ! Au XIXe siècle, il aurait été très mal vu de couper un olivier pour en faire des tronçons et les vendre aux pèlerins.

Peux-tu nous partager une des découvertes de ton travail, un aspect qui t’a particulièrement marqué ?

Les sacristains et les dragomán (c’est-à-dire les interprètes) sont essentiels à la Basilique et font le lien entre des mondes différents. lls sont un pont entre les pèlerins, notamment les prêtres qui utilisent les vases sacrés, et les franciscains. Mais aussi entre les chrétiens locaux, palestiniens, et les pèlerins occidentaux qui sont de passage. Ils ont un pouvoir et un rôle beaucoup plus grand qu’on ne le pense. Ils sont surveillés par différentes autorités politiques qui s’inquiètent de ce pouvoir. J’ai ainsi trouvé des lettres de consuls de France qui décrivent le rôle des sacristains. Pour vous donner une idée, l’une d’entre elles disaient, je résume  bien sûr : « attention,  il y a un petit bonhomme perdu dans le Saint-Sépulcre dont dépendent les relations diplomatiques avec la Russie ! » J’aurais aimé aller beaucoup plus loin dans mes recherches en ayant accès aux archives personnelles de ces hommes, retracer leur trajectoire etc.

 

Marie a été marquée par le rôle des sacristains au Saint- Sépulcre.
Ici, frère Sinisha entretient les lampes dans le Tombeau et devant l’édicule.

Ce qui est également fascinant en ce qui les concerne, c’est qu’ils ont la maîtrise des objets. Un des aspects de ma thèse a été de montrer que l’usage liturgique des objets conditionne de mille manières leur conservation. La valeur des collections de la Custodie, au-delà de la valeur artistique ou financière, c’est que ces objets sont attachés à une liturgie. Et la sacralité est toujours réactivée par l’usage, un usage dépendant du bon vouloir des sacristains là encore ! Avec les enjeux muséaux, il y aura un nouvel équilibre à trouver, pour ne pas dire une négociation, entre les acteurs du musée et les acteurs de la Basilique afin de réussir à garder cet usage. Une muséification excessive pourrait faire tomber dans l’oubli certains objets et leur faire perdre cette sacralité.

Depuis quelques années, on assiste à Jérusalem à la création de plusieurs musées issus de congrégations ou communautés chrétiennes.

Effectivement, c’est un phénomène partagé par de nombreuses communautés chrétiennes de Jérusalem. Cela témoigne de leur volonté d’affirmer leur appartenance à l’histoire de ce territoire et de rappeler que ce patrimoine leur est rattaché. Je me suis concentrée sur ce mouvement de conscientisation chez les Latins, et les franciscains en particulier. J’ai étudié leur façon de présenter les œuvres, avec les premières visites dans la sacristie, d’abord pour certains visiteurs de marque puis pour des groupes de pèlerins au cours du XIXe siècle. Consciente ou inconsciente, il y a une stratégie patrimoniale qui se met en place. Avec le retour des pèlerinages de masse à la fin du XIXe, notamment des Pèlerinages de pénitence, de nombreux récits sont publiés. Les voyageurs y racontent leur visite et décrivent les œuvres qu’ils ont pu voir dans la sacristie de la basilique ou du couvent Saint-Sauveur. Le Terra Sancta Museum est l’aboutissement de ce long mouvement de patrimonialisation.

C’est au Château de Versailles, en 2013, que fut révélé le “Trésor du Saint-Sépulcre”.

Est-ce que l’expression de trésor est déjà mentionnée ?

J’ai justement beaucoup travaillé sur cette expression de « Trésor du Saint-Sépulcre ». Elle est finalement récente, c’est l’exposition à Versailles, en 2013, qui la pérennise. Auparavant on parle de davantage du « Trésor de la Basilique » ou « Trésor de Saint-Sauveur ». Il faut redire que beaucoup d’objets offerts à la basilique ou à la Terre Sainte sont conservés à Saint-Sauveur. Par les allers et venues des pièces entre les chapelles de la basilique et le secret des réserves, Saint-Sauveur est directement rattaché au complexe du Saint-Sépulcre. C’est une sacristie « bis » de la Basilique. C’est d’ailleurs pour cela que la dernière partie de ma thèse consacrée à la naissance du Terre Sancta Museum s’intitule : « naissance d’un musée-sacristie ». Il y a de nombreux autres musées d’art sacré rattachés à une sacristie mais aucun n’a de projet muséal de cette ampleur ni sa dimension politique et sociale.

Qu’aurais-tu envie de dire aux frères après ces années en leur « compagnie » ?

Qu’ils ne sont pas des gardiens de musée mais des missionnaires. Leur mission passe aujourd’hui par des entreprises culturelles comme le musée, mais elle pastorale avant tout. C’est pour cela que j’insiste sur la dimension anthropologique de leur patrimoine. Sa mise en valeur est à creuser. Tous ces objets disent quelque chose de la main de l’homme à un moment donné dans ces lieux si particuliers. Il y a déjà eu une évolution dans le discours du musée. Au début, il s’agissait surtout d’exposer le trésor, mais il me semble que les orientations récentes tendent vers une meilleure prise en compte de cette dimension anthropologique. Ensuite, je voudrais encourager les frères à accueillir d’autres chercheurs. Il me semble que le monde de la recherche a dépassé cet affrontement théorique entre domaine religieux et domaine scientifique. Les chercheurs savent que le religieux fait partie de l’histoire globale et les missions de la Custodie peuvent intéresser en tant que telles. Ils ont une curiosité bienveillante et sont en désir d’étudier et de comprendre la Custodie. Je pense que la Custodie a intérêt à se laisser étudier par des chercheurs et pas forcément de son bord. Il y aussi de la bonne foi dans la recherche ! L’apostolat passe au-delà des mots par le simple fait de répondre à leurs besoins. Les accueillir, c’est leur offrir aussi une expérience du sacré qui passe par leur langage à eux, le langage de la recherche.

Marie Vergnes durant sa soutenance à l’École Pratique des Hautes Études en mai 2024.
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