« Nous ferons partie du musée » : un musée construit main dans la main avec les Palestiniens
Milieu d’après-midi, milieu de semaine, l’ambiance est studieuse pour qui s’aventure dans l’Office Technique de la Custodie de Terre Sainte. Assises à un bureau, deux architectes échangent en italien sur une question des plus techniques. Le contremaître passe récupérer son mètre et ses plans, quelques mots d’arabe et d’anglais fusent pour un détail donné et la plaisanterie qui l’accompagne. L’équipe des lieux, internationale, se compose d’ingénieurs et d’architectes italiens, français et palestiniens, d’un administrateur et d’un contremaître palestiniens, ainsi que d’une quinzaine d’ouvriers, originaire de vieille ville de Jérusalem ou des territoires palestiniens. Tous travaillent ensemble sur les différents chantiers de la Custodie, dont celui du Terra Sancta Museum (TSM).
« Selon la vocation de la Custodie, nous avons un staff international », explique Vincenzo Zuppardo, architecte de la section historique du musée, « la langue utilisée est donc l’anglais, même si la plupart d’entre nous parlent italien. Avoir des nationalités différentes n’est pas un problème, au contraire, nous nous apportons beaucoup en matière d’expérience, et ce malgré nos différences de langues et de culture. Nous avons la chance d’avoir une très bonne communication au sein de l’équipe. »
Communication essentielle, au vu de la complexité du projet qui demande à l’équipe une adaptation permanente. En effet, la construction du couvent s’est échelonnée du 5ème siècle à nos jours, entraînant d’importantes modifications à la fois dans les structures des bâtiments mais également dans l’organisation des espaces. Les travaux menés pour le TSM ont permis d’identifier plusieurs états antérieurs à la construction de l’église au XIXème siècle (chapiteau byzantin ou maçonneries croisées par exemple).
En conséquence, l’équipe se retrouve confrontée à des structures particulièrement fragilisées par les ajouts successifs. « En 22 ans de métier dans la vieille ville, j’ai vu beaucoup de chantiers compliqués, confie Issa Shaheen, contremaître palestinien à la Custodie depuis 2009. Celui du musée m’a vraiment inquiété. Tout ce poids [celui de l’église Saint-Sauveur situé à l’étage, nda] qui reposait sur ces murs très peu stables, ce n’était pas rassurant. Mais quand nous avons commencé à travailler, nous avons vu qu’il était possible de consolider les murs et de stabiliser la structure du bâtiment tout en suivant le projet architectural du TSM, et nous avons ainsi avancé progressivement. »
Dans ce contexte particulier, il est nécessaire de s’adapter en permanence et il est fondamental de pouvoir s’appuyer sur l’expérience des ouvriers palestiniens. Lorraine Abu Azizeh, architecte depuis 15 ans sur des chantiers de restauration en France et au Proche-Orient, témoigne de la richesse des expertises locales : « C’est ce que j’apprécie le plus sur les chantiers patrimoniaux. Nous travaillons avec des artisans qui sont de véritables spécialistes. Les ouvriers de la Custodie connaissent ce lieu par cœur, mais aussi les techniques locales, notamment le travail de la pierre ou les enduits. Les méthodologies que l’on pense mettre en œuvre au début d’un projet peuvent être revues et modifiées à la suite des discussions avec les équipes qui travaillent sur le chantier au quotidien.»
Issa acquiesce : « Nous sommes continuellement confrontés à de nouvelles surprises avec les bâtiments anciens. Je commence toujours par me demander : pourquoi ont-ils fait ça ? Pour quelles raisons ? Je trouve les réponses grâce à mon expérience acquise ces 20 dernières années ici dans la vieille ville de Jérusalem, et je peux ainsi restaurer les bâtiments en ayant conscience du contexte local si spécifique. »
« Ce qui est passionnant aussi, et que l’on perd de plus en plus en Europe, complète Vincenzo Zuppardo, c’est la connaissance de techniques anciennes que possèdent les ouvriers de la Custodie, grâce à une transmission qui se fait de génération en génération. Leurs connaissances en matière de stéréotomie [1] sont fondamentales dans tous les projets de restauration de la Custodie et tout particulièrement dans le projet du TSM. »
Ce partage de compétences est bénéfique à tous et permet des échanges de savoirs, notamment techniques, qui rendent le projet du musée passionnant. Il est possible de citer, par exemple, l’utilisation des plots modulaires qui se mettent en place sous les revêtements de sols, pour enrayer et limiter au maximum les problèmes d’humidité qui sont récurrents dans la vieille ville de Jérusalem. Technique très utilisée en Italie, elle ne l’était pas du tout en Palestine (et ne l’est pas en France par exemple) mais elle permet d’assurer une ventilation naturelle des sols et ainsi favoriser une meilleure conservation des objets qui seront exposés dans les salles du musée.
Si l’Office technique de la Custodie s’attèle à la partie structurelle du projet, l’équipe n’en est pas moins curieuse des collections. Tout au long du parcours de visite dans le musée, des œuvres sur l’histoire de la vieille ville seront présentées, ainsi qu’un important patrimoine culturel palestinien; détail de taille qui n’a pas laissé indifférents les ouvriers hiérosolymitains. Nous rencontrons Saliba Sisserian, 44 ans et employé à la Custodie depuis 2011. Quand on lui demande s’il connait le contenu du musée, il répond en riant : « Non, frère Stéphane garde ça secret ! Mais je vois sur les réseaux sociaux les objets des collections. Je sais qu’il y aura des œuvres d’art palestiniennes exposées et je suis évidemment très fier : nous faisons partie du musée. »
Pour Issa, c’est un enjeu capital que d’exposer ces œuvres qui parlent des chrétiens de Terre Sainte : « Les difficultés à vivre sur cette terre font que je travaille de tout mon cœur. Parce que nous sommes là, nous, les chrétiens palestiniens. Nous sommes le sel de cette Terre.
Si tu enlèves ce sel, si tu nous enlèves de cette Terre, elle n’aura plus de goût. Nous sommes
les seuls ici, et nous continuons à nous battre pour y rester. »
Lors de la pose de la première pierre en 2015, Mgr Pizzaballa, alors Custode, avait souligné la vocation universelle de la ville de Jérusalem, et la nécessité de préserver son caractère chrétien comme l’un des éléments constitutifs de sa configuration particulière. La section historique du Terra Sancta Museum est pensée comme « un centre culturel “vivant” dont l’objectif sera de faire prendre conscience à tous des liens entre la ville et les traditions chrétiennes, locales et internationales, des premiers siècles à nos jours. »
[1] En architecture, la stéréotomie est l’art de la découpe des pierres en vue de leur assemblage pour former structures telles des voûtes, des coupoles, etc.