Quand les firmans mamelouks décloisonnent les églises de Jérusalem
Durant le mois de mai 2022, Camille Rouxpetel et Alice Croq sont venues passer un mois à Jérusalem, dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (ChrIs-cross) sur l’histoire de Jérusalem telle que conservée dans les archives des Églises de la Cité sainte. Rencontre.
Pourriez-vous en quelques mots nous présenter vos parcours respectifs ?
Camille Rouxpetel : Alice et moi sommes toutes deux docteurs. Alice est spécialiste des manuscrits arabes et syriaques, elle a beaucoup travaillé sur les Églises miaphysites [1], et en Égypte, notamment sur les colophons, ces paragraphes insérés par les copistes au début ou à la fin des manuscrits. Pour ma part, j’ai réalisé ma thèse sur les représentations des chrétiens d’Orient dans les sources occidentales en Arménie, en Syrie, en Palestine et en Égypte. J’ai notamment travaillé sur les récits de pèlerins et de missionnaires du XIIe au XVe siècle.
Comment est né ce projet de recherche ?
À partir de 2015, j’ai commencé à m’intéresser aux archives conservées par la Custodie de Terre sainte. Pour la période médiévale, cette dernière ne possède quasiment que des archives islamiques. En passant du temps sur place et notamment dans les archives des autres communautés, j’ai eu accès à des documents mamelouks [2] qu’on appelle hogget-s et firmans. Ces documents nous permettent d’écrire l’histoire de la dhimma [3] depuis le point de vue des chrétiens et n’ont quasiment jamais été exploités. Ainsi, écrire une autre histoire des franciscains devient possible, en partant des sources proche-orientales et en considérant les frères comme des acteurs à part entière de la société proche-orientale et non pas comme des occidentaux expatriés.
Trouve t-on des firmans auprès des institutions islamiques ?
Les firmans sont des sources islamiques qui proviennent directement du sultan quand les hogget-s émanent des cours de justice. Pour la période islamique – et notamment pour les périodes ayyubide et mamelouke – très peu d’archives subsistent. Nombre de ces archives ont été conservées par et dans les institutions chrétiennes qui les ont soigneusement gardées pour faire valoir leurs droits et leurs privilèges. Des actes de propriété existent également : ils permettent ainsi de comprendre comment se répartissaient les communautés à Jérusalem.
Vos recherches croisent les fonds des différentes Églises de Jérusalem. Comment avez-vous réussi à tisser cette confiance avec ces différentes institutions ?
Cela fait sept ans que je viens régulièrement. J’ai organisé plusieurs journées d’études auxquelles des membres des différentes églises ont participé. Des liens se sont tissés et, au fur et à mesure, les portes se sont ouvertes. Mais cela suppose de passer du temps avec la communauté et de travailler avec les gens sur place. Les Églises ont conscience de l’importance de leurs archives et travaillent déjà à leur conservation. Mais il faut continuer à travailler ensemble pour qu’elles considèrent davantage l’importance de ce fonds spécifique qui témoigne de la diversité du monde islamique. Il faut rappeler que ces sociétés islamiques médiévales, même si des rapports de force ou des inégalités existent, sont des sociétés intrinsèquement plurielles.
Pourquoi les Églises ont peur d’ouvrir leurs fonds ?
Les institutions sont méfiantes notamment parce que les firmans touchent à des questions de propriété. Pour notre part, nous travaillons sur des périodes très anciennes qui ne remettent pas en cause le Statu quo actuel. Il y a aussi une certaine méfiance car les Églises ne connaissent parfois pas exactement le contenu de leurs archives. Cela nécessite du temps mais ce n’est jamais du temps perdu. C’est aussi ce qui fait la beauté et l’intérêt de ce travail, il permet de rencontrer de nombreuses personnes. En passant du temps à la Custodie j’ai changé ma façon de travailler, ainsi que mon regard sur les Latins à Jérusalem. Cela m’a permis de les considérer véritablement dans le monde oriental, et non de les occidentaliser.
Comment ces firmans démontrent-ils que la Custodie est enracinée dans le monde arabe ?
Les firmans franciscains nous montrent que la Custodie fonctionne vraiment comme une institution proche-orientale, au même titre que les autres Églises présentes à Jérusalem. On pourrait croire que puisque les franciscains dépendent de Rome, ils sont considérés différemment. Mais si l’on part de ces sources proches-orientales, les franciscains sont des dhimmi-s au même titre que les autres chrétiens. On a également très tôt la trace de frères arabes à la Custodie.
Qu’est-ce que ces firmans permettent de dire de la nature des relations entre les franciscains et les autorités locales ?
Les Églises ne sont pas passives et les franciscains non plus ! Ces documents illustrent la diffusion et l’infusion du droit islamique dans les différentes couches de cette société y compris chez ces chrétiens latins qui pour le coup viennent d’arriver. La Custodie est fondée au XIVe siècle et, très rapidement, les franciscains arrivent à comprendre les règles du jeu et notamment les règles juridiques. Ces firmans démontrent que les franciscains vont s’approprier ce droit et mettre en place des stratégies face au pouvoir islamique. Il nous faut comprendre que le monde médiéval n’est pas figé, il est divers. Il faut accepter qu’on puisse avoir des situations contradictoires et en mêmes temps concomitantes. Ce n’est pas soit la cohabitation idéale soit l’oppression totale ! Il y a des moments de tensions, des moments d’entente, et les chrétiens arrivent à faire leur jeu dans tout cela.
Peut-on voir dans ces recherches un projet œcuménique puisqu’il permet une meilleure connaissance des Églises les unes envers les autres ?
En tant qu’historienne, la question œcuménique n’est pas le but de ces recherches. En revanche, il est bien évident que le terme de « travailler avec » inclut d’entrer en contact et de communiquer. Les Latins possèdent des archives qui concernent les Grecs, les Arméniens etc, et vice versa. Ce projet pourrait contribuer à une action commune des Églises pour montrer que le christianisme à Jérusalem est un entrelacs de chrétientés. Je crois que c’est important pour les enjeux contemporains parce que ceux qui écrivent l’histoire de ces Églises sont souvent soit dans une logique apologétique soit dans une logique de construction communautaire et identitaire. En écrivant dans cette logique-là, l’intérêt est assez peu porté sur les archives historiques mais davantage sur les sources doctrinales ou l’histoire ecclésiastique. Les archives obligent à travailler autrement et de manière moins cloisonnée. Je préférerais le mot de « décloisonnement » à celui d’œcuménisme. Un décloisonnement d’un point de vue méthodologique mais aussi historique afin de proposer une histoire plus globale et plus connectée de ces chrétientés.
[1] Les Églises dites miaphysites refusèrent les formulations du concile de Chalcédoine (451), qui définissaient l’unité de personne et la dualité des natures dans le Christ. En conséquence, elles sont séparées des Églises dites chalcédoniennes, Rome et Constantinople, depuis 451.
[2] Le sultanat mamelouk est le régime qui dirigea la Terre Sainte depuis le Caire entre 1250 et 1517
[3] La dhimma, ou “pacte de protection”, est le droit sous lequel vivent les non-musulmans placés sous souveraineté islamique.